• Panne

     

     

     

     

     

    C’était bien le moment et l’endroit, pour tomber en panne d’essence, tient. C’était d’une telle banalité, d’une telle idiotie qu’il imaginait déjà la tête des clients au café des Couderts. Marion se moquerait de lui en lui servant son ballon, et les copains se taperaient la panse en se faisant payer la tournée. Il pensait à ça en poussant sa voiture sur le bas-côté.

    Ils le voyaient arriver, les autres, avec ses cheveux en bataille, son ventre replet et ses mains dans les poches. Bien qu’attaché à sa montagne aux pentes douces on pouvait lire dans ses yeux des faux airs de marin tempétueux.

    Y’en avait même un pour dire qu’il dérivait.

    Il préférait en sourire, mais ce n’était pas complètement faux. En fait de dériver, il se rivait plutôt. Il boulonnait tous ses « lui-mêmes » au présent comme on s’accroche à  une péninsule  que les flots menacent de disloquer. Ça faisait qu’il lui en fallait peu pour foutre le camp à l’intérieur.

    D’ailleurs hier encore ça lui avait valu un incendie domestique, ses rêveries.Pourtant il l’aimait sa douce et elle l’aimait aussi. Mais quand il lui prenait l’oubli des dates et qu’il mélangeait les rendez-vous, la déception la défigurait, ses yeux brûlaient du feu de l’enfer et elle prenait des airs de gorgone fière qui l’effrayaient.  Il fallait attendre quelques heures avant que leur lien retrouve  sa reposante béatitude.

    Faire figure  de rêveur, passe encore, mais l’être vraiment, c’était parfois épineux.

    Bon, cette fois, c’était l’essence. Il avait oublié de faire le plein. Pas de risque d’incendie, il était trop loin, et elle ne l’attendait pas avant plusieurs jours. Il n’y avait que lui pour s’en vouloir et il ne s’en voulait même pas.

    Départementale 24, Col de Meyrand. Il avait déplié la carte sur ses genoux. Le prochain village était à 16 km en suivant la route.

    Faudra marcher. Il attendrait juste un peu avant l’aube. Une escapade nocturne ne lui faisait pas peur et il s’enivrait par avance de tâter la nuit par ici. Elle s’était couchée sur la montagne alors qu’il conduisait, et il la jalousait de si bien la recouvrir.

    Il avait remonté le col de sa veste un peu trop légère, il ne lui faudrait pas plus de quelques secondes pour s’endormir. Derrière ses paupières closes il marchait déjà.  Depuis le temps qu’il attendait ça.

    Marcher seul sur les chemins perdus. Se perdre à rendre le temps immense, aller à son arythmie rêveuse sans gêner et sans se faire moquer, il l’avait déjà fait et il en crevait d’envie ; pourquoi avait-il délaissé  ce qui lui était essentiel ? La transcendance du quotidien sans doute. Le prosaïquement nécessaire.

    Tantôt il marcherait jusqu’au village prochain, avec tous ses « lui-mêmes » rassemblés sur les routes caravanières, sinueuses comme les tracés d'un  batik indien.

     

    octobre 2014

     

     

     


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