• le repère sur le calendrier

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Elle était arrivée la veille, liquéfiée de fatigue, abasourdie par le bruit de la route et du bateau à moteur. Débarquée à l’aube sur le quai désert, elle avait marché jusqu’à la lisière du bourg.  La porte de la vieille maison de pierres grises grinçait toujours autant, elle avait monté l’escalier qui menait à l’unique pièce de l’étage, et s’était endormie toute habillée sur le lit en bois de son aïeule, dans le silence profond qui précède les tempêtes.

    Quel était le sens de tout ça, ce départ précipité de Paris, sans bagages, cette décision défiant toute logique ? Elle n’avait prévenu personne, ni son boulot, ni ses parents, ni même Tommy, qui devait se faire un sang d’encre.

     

    Dans l’habitacle de sa voiture, elle avait rejoué cent fois la partie d’échec qui avait nommé ce gouffre dans lequel elle se sentait infiniment aspirée. 

    En plaçant et déplaçant les membres de sa famille incarnés par des inconnus dans l’espace devant elle, quelque chose était apparu, qui avait soulevé une marée de larmes interminables.

    La nouvelle n’en avait pas été une. Boucle l’avait toujours su :  ailleurs et avant, elle avait eu un double. Il avait suffi d’un instant pour que l’une des deux se désolidarise de l’autre et entraîne dans sa chute sans fin sa moitié, lestée de culpabilité et de ressouvenances confuses.

    Le meneur avait baptisé son ouragan : jumeau perdu.

     

    Jumeau perdu.

     

    Comment deux mots aux consonnances si douces pouvaient-ils entraîner en elle un soulèvement aussi violent ?

     

    Le café refroidissait dans le bol.  Boucle avait posé les coudes sur le formica gelé de la table. Elle n’avait pas allumé le chauffage et ne tremblait pas pour autant.

    Tôt le matin, le chat avait gratté à la porte, elle lui avait ouvert, il avait sauté sur la table, replié ses pattes sous lui, sommeillait par intermittence en observant de temps en temps sa compagne imprévue. Depuis le décès de sa grand-mère, le mois dernier, les voisins le nourrissaient.  Boucle se laissait hypnotiser par ses ronronnements.

                                                           

    Son regard attrapa le calendrier des postes. On n’en voyait plus des comme celui-là, flanqué de deux chatons dans un panier en osier. Sa grand-mère l’avait punaisé dans le bois tendre du vaisselier, dessus figuraient, notées au stylo tremblotant, les dates d’anniversaire des uns et des autres. La sienne y était notée également, le 5 février, c’était pour bientôt. 

    Le chat se leva, étira ses pattes et vint frotter sa tête fraîche sur sa main. Elle ne bougea pas.

    Boucle fixait le point rouge, sur la colonne du mois de janvier, le 11, et son prénom écrit à côté.

     

    Une vague glacée monta soudain et la souleva de sa chaise, qui se renversa sur les tommettes avec fracas, le chat détala.

    Elle trouva le mur derrière elle et se laissa dégouliner sur ses jambes.

    Sa grand-mère savait : le 11, c’était hier, elle savait que Boucle allait venir.

    Cette force qui l’avait menée ici c’était donc cela : elle avait simplement obéi au repère sur le calendrier.

     

    Le chat voulait sortir, il faisait des va-et-vient devant la porte en miaulant pour la sortir de sa torpeur. 

     

    Elle attrapa le ciré sur la patère.

    Elle voulait l’océan, les embruns, le sel âpre et le sable qui cingle, elle voulait le froid tranchant les lèvres et les doigts, les algues pourrissantes qui donnent la nausée, elle voulait creuser la vase jusqu’à se casser les ongles, déterrer l’ancre qui l’arrimait au vide.

    Elle voulait la tempête pour souffler sa vie où rien n’était à sa place, sa vie où l’absence pillait ses moindres désirs.

    Il y avait eu erreur, quelque chose avait faussé son chemin.

     

    Ils annonçaient les grandes marées pour dans quelques heures.  Elle attendrait. Là, dans le port, assise sur les rochers.

     

    En contemplant l’eau plate et sombre devant elle, Boucle ne se donna qu’une seule consigne :  rester sur l’île jusqu’à faire sauter les digues qui rétrécissaient son univers depuis toujours.

    Résoudre l’anagramme de sa vie, enfin.

     

    Son portable vibra dans sa poche, Tommy :

    « L’audace est un cadeau. Tu as bien fait. »

     

    janvier 2019

     

     

     

     

     

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :