• Lutherie

    Lutherie« Bienvenue », il me dit quand je passe la porte.

    Sa porte qui gémit en se refermant sur moi. Un gémissement plaintif de chouette impavide.

    « Bienvenue », il me redit quand je dépose mon fardeau à ses pieds.

    « Bonjour », je marmonne, un brin gênée.

     

    « Pardon », il me dit, au son de la fermeture éclair de la boîte.

    « Je cherche à me souvenir qui vous êtes et pourquoi vous venez. »

    « Ah, oh pour rien. Enfin si, je dis, je viens…

    Parce qu’il ne marche pas. »

    « Oui, je me souviens, la dame à la table fendue, la dernière fois… Et aujourd’hui ? »

    « Les cordes… »

    « Bien bien, je vois ...cette fois, vos chevilles, elles ne tiennent plus… »

    « Ah ! »

    « Donnez. »

    Je donne.

    Il prend.

    Le tabouret geint sous mon poids.

    Une lamentation de grand-duc philosophe. Qui aurait une certaine tendance à l’ironie.

    Me voici perchée.

     

    Il frotte, craie, graisse, lime. Il pousse, tire, tourne, enroule.

    Les octodons à roulettes trompent l’ennui dans leur cage. Une course infernale contre rien, et les dents furieuses qui rongent et rognent.

     

    L’ouïe étourdie par les va et vient, je me souviens aussi.

    Vacarme des heures passées corps accords contre lui, avec lui, à rechercher dans les caresses des notes les vérités enfouies, des intentions mises à nues, la justesse des tons et la beauté des gestes, l’intensité d’une mesure, la sérénité d’une autre, tant d’heures alternées à tant de pauses, tant d’envie additionnée de tacet interminables.

    Mes harmoniques tombées par terre, et la table brisée.

    Mes doigts agités sans autre refuge que mes poches vides.

    Mon compagnon de vie déshabillé dénudé désossé pour un sondage impudique de ses entrailles abimées.

     

    Dans la cage des octodons, la roue tourne. L’heure de la surpatte cocasse est trépassée, les griffes sous le museau les voilà figés dans une méditation rongeuse.

     

    Je songe que j’ai déjà tout joué, tout ce que je pouvais, lui et moi sommes fatigués, je lui rends les arpèges esquintés, le vibrato abîmé, toutes ses portées ses clés, il me rend la mesure du temps qui passe et que je voudrais déchiffrer.

     

    Il se lève soudain et d’un geste autoritaire, réajuste une mentonnière.

    « Le cordier, il était cassé. Pour l’accorder, il faudra revenir. »

    « D’accord » je dis, sans penser à me taire.

    Car je sais déjà que lui et moi, ce n’est plus qu’un souvenir.

     

     

    Et ne pas le regarder pour taire les soupirs.

     

    février 2017

     

     


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