• Boucle

     

    Une boucle d’oreille solitaire se tenait au bord du monde.

    D’aussi loin qu’elle se souvenait, il lui avait toujours manqué quelque chose.

    Et ce petit rien lui chipait l’essentiel : elle ne savait pas encore se lire. 

    Les mots s’étaient pourtant alignés, l’un après l’autre, pendant quarante années.

    Une composition méticuleuse d’émotions et de désirs, sans cesse remisée dans un coin de galée après chaque ajout de caractère.

    Mais ses lettres plombées pesaient lourd au bout de sa dormante et les lignes s’imprimaient à l’envers.

    Ainsi vivotait Boucle en faisant varier ses niveaux de gris.

     

    Un soir qu’elle se trouvait au milieu de ses dissemblables, elle le vit parmi les autres.

    Un objet raffiné, aux contours phasmatiques, une brindille bien élevée et impertinente, qui serpentait, transformiste, dans la scène sous ses yeux.

    Quand il s’approcha d’elle, elle pencha légèrement, car elle doutait beaucoup. Elle doutait souvent de la teneur des choses, de la densité des gens.

    Il se pencha vers elle, car il ne doutait pas, et tandis qu’elle vacillait, il embrassa ses doutes en lui donnant un baiser précis comme un poinçon.

     

    Elle sentit au bout de ses lèvres couler l’encre comme la sève, un noir soutenu qui venait la trouver, la débusquer, révéler ses aspérités, raviver sa lumière.

    D’une esquisse il faisait surgir la forme où les couleurs viendraient se fixer, les rouges sang, jaunes vifs et bleus profonds qui lui avaient tellement manqué.

    La boucle diaphane pouvait enfin s’éclairer, et s’ancrer à l’endroit.

     

    Elle savait maintenant : devant ce miroir entrevu elle se vit danser sur la table et sourit à son reflet.

     

    novembre 2018


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