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Perles
« Hasta luego ! » crachaient les haut-parleurs sur la braderie estivale.
Tongs aux pieds, casquettes, peaux tannées, cris d’enfants et odeurs de marché: plein mois d’août, le matin était déjà lourd de soleil.
Les gens flemmardaient sur les terrasses, ça sentait le café et j’avais envie d’une cigarette.
Je la regardais du coin de l’œil. Depuis peu, je ne pouvais faire que ça, la mater en douce, ma fille. Mes yeux devaient être équipés de rayons insultants, elle ne supportait plus mon regard.
Casque sur les oreilles, elle marchait chaloupée, hautaine et indifférente.
Je l’avais traînée là au milieu de la foule, depuis le mobil-home que j’occupais pour rien en échange du ménage des sanitaires. Le patron du camping était un vieil ami, habitué à mes errances de louve esseulée.
Il m’avait découvert un matin, assise au bout du chemin qui mène à la plage à travers les dunes, le jean déchiré, les yeux dans le vide et les cheveux emmêlés. J’avais posé le casque à mes pieds.
C’était la saison morte, le camping était fermé mais il venait s’assurer que les canalisations ne gelaient pas, « pour la forme », il disait, car en fait ça ne voulait jamais faire froid ici.
Pendant qu’il me racontait ça, il a pris mon bras avec précaution, évitant les contusions qui bleuissaient la peau, et m’a amené devant la porte du mobil-home. Après avoir déposé un radiateur électrique à mes pieds, il m’a dit « Salut, à demain » et il est parti. Il est revenu le lendemain et moi je suis restée, il est resté dans mon lit quelques nuits et je suis repartie.
Depuis je reviens l’été, l’hiver je ne pourrais pas. J’ai besoin que rien ne se ressemble, et j’aime les touristes pour cela. Je reviens, pour lui et pour elle.
Ses lunettes lui mangeaient le visage. Les cheveux relevés en un chignon savamment défait, avec son minishort élimé et son t-shirt en cotonnade de dentelle, elle avait l’air délicieusement maussade.
Elle s’était arrêtée devant l’étal des perles et plongeait ses mains dans les boîtes, comme quand elle était enfant, on écossait des petits pois avec sa grand-mère…ça roulait sous les mains elle riait de plaisir.
Elle entretenait avec le camelot une conversation animée, tendant la main à droite, à gauche, cherchant une perle là, un fil ailleurs.
J’étais plantée dans l’allée, écrasée de chaleur. La foule me contournait comme les algues vertes s’étalent autour d’un rocher dans la mer.
C’est là que ça se produisit. Ce clapotis sur le goudron. Elle s’empressa de courir après les perles en riant. La fuite des perles dans la fougue du rire de ma fille, le roulement des boulons sur la route après ce rire, son rire… Et moi qui ce soir-là me cramponnait au cuir de son blouson.
Sous mes pieds les abysses. Minée, rongée à toute vitesse le cœur fou vers le fond.
La moto. Elle avait fait une embardée. Le cuir m’avait échappé. J’étais quelque part au milieu du rien et j’entendais tout son rire et le roulement des boulons, ça résonnait dans ma tête protégée par le casque. Son casque, il me l’avait prêté.
Puis il y avait eu les lumières bleues, les hommes autour de moi, et après, longtemps après j’avais cherché la mer je voulais m’y noyer. Auguste m’avait alors trouvée.
Elle n’était pas à Auguste mais bien à lui, elle appartenait à ce rire.
Tondue démasquée dénudée.
Une tonte à ras la chair et de ce qu’il me restait de carapace. Je n’avais jamais voulu me l’avouer.
C’est plus facile d’élever l’enfant d’un vivant. Ça ne vous rappelle pas votre deuil permanent. Ça ne vous exhume pas les souvenirs en vous hachant menu ce qu’il vous reste de cœur.
Elle venait de ce rire dans le vent sur la moto.
« Hasta luego ! », criait l’autre dans les haut-parleurs sur la braderie d’été.
C’est ça, hasta luego mon amour, et à jamais.
juin 2014
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