• Voyage

    VoyageC’est mon dernier voyage.

    Ça fait si longtemps que je suis enfermée chez moi.

     

    J’ai déjà tant vécu.

    Un brasier dévore le grand froid dans ma poitrine.

    Je suis une vieille femme et je vais mourir. A quoi bon m’en plaindre.

    Quand ma grand-mère est morte, j’ai eu tant de chagrin. Je me sentais dépouillée de mon âme. Elle était si vivifiante du haut de ses 95 ans. Quand je me levais le matin  je pensais souvent à ces  gestes qu’elle avait accomplis chaque jour de sa propre vie, cette si grande capacité à s’assumer seule jusqu’à son dernier moment. Le pouvoir saisissant de ne jamais rien vouloir imposer à l’autre de sa vieillesse.

    Tant d’indépendance, d’autonomie, de dignité. Tant d’abnégation.

    « Qu’est-ce que tu veux ma petite fille, c’est comme ça ! »

    Faire des concessions avec la déliquescence quand l’âge avance. Marcher, s’arranger avec la décrépitude pour n’en laisser rien paraître, rire de son mal aux reins ou des élans qui la menaient vers les toilettes.

    L’ambulance roule calmement. Je l’ai expressément demandé au chauffeur. Il n’a pas eu l’air étonné, et c’était bien comme ça. Pas de tintamarre ni de lumière bleue. C’est bon pour ceux qui veulent rattraper la vie de toute urgence. Moi j’ai tout mon temps à offrir à la mort, et elle m’attend. Elle fait bien, j’arrive.

    Ça fait si longtemps que je suis enfermée chez moi. Alors je profite du paysage, enfin, du filet de ciel bleu que les vitres brouillées du véhicule me laissent entrevoir.

    Je connais la route par cœur. Je ferme les yeux et je suis dans la voiture de mon père.  Il conduit, ma mère se tait, ma sœur dort à côté de moi. L’atmosphère dans l’habitacle est lourde des regrets de fin de week-end. C’est dimanche. Nous revenons de chez ma grand-mère. J’aménage la transition qui nous fait passer d’un monde à l’autre en essayant de deviner où nous sommes, les yeux clos…je connais les virages et les feux par cœur, mais ça ne suffit pas à arrêter le temps.

    Pourtant, dans quelques heures, il s’arrêtera.

    Depuis mon hameau dépeuplé nous suivons les courbes de mes montagnes arides, une légère nausée m’envahit. Puis vient l’autoroute, le ralentissement au péage. Mon chauffeur sur le volant a des gestes souples qui me bercent. Il prend la route du littoral, je perçois la courbure de la mer aux mouvements de mon corps sur la couchette. Les rayons du soleil percutent l’eau sombre et me frôlent. J’ai enfin chaud.

    Nous passons près de la dune de sable fin où si souvent j’emmenais mon fils courir et s’essouffler.

     

    Je sais qu’il chemine vers moi de son côté et j’aménage la transition qui nous fera passer d’un monde à l’autre, lui et moi.

     

    février 2017


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